Extrait gratuit de l'ebook Anges Gaïens, livre 1 : La Toile de l'Éveil
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La majorité des croyances stipulent qu’à l’origine était le verbe, l’information,
la vibration primordiale qui s’étendit et engendra la Totalité.
Il existe un endroit pareil à nul autre,
comparé par ses premiers visiteurs à une bibliothèque sans limites,
répertoriant tous les faits advenant dans toutes les dimensions de l’Univers.
On l’appelle « le champ Akashique ».
Les Archives Akashiques contiennent les données intégrales,
l’histoire de tout être vivant et de toute matière,
de la particule la plus basique à l’organisme le plus sophistiqué.
Ce champ est à l’origine de toute vie et de toute évolution.
Ses Esprits Gardiens ont pour mission de conserver les témoignages du passé,
de les analyser et de les transmettre afin de dessiner les chemins de l’avenir.
Transcrit de la Mémoire Akashique par Azulàn de la Cité Sylvestre
Musique d'ambiance suggérée :
Shine on your Crazy Diamond de Pink Floyd (enchaîner les 4 parties)
L’Esprit d’Arcadia, enfin détaché de sa dernière enveloppe corporelle, progressait à une vitesse inimaginable dans le non-espace.
Son énergie avait été aspirée par la sève, puis avait rejoint une autre dimension dans laquelle les branches de l’Arbre tendaient démesurément vers la Terre, et dans laquelle ses racines s’enfonçaient profondément dans le Ciel infini !
Un monde dans lequel l’envers est l’endroit, le jour est la nuit, l’ombre éblouit et la lumière aveugle les ténèbres. Un monde d’une nuit d’encre dans lequel la clarté ne vient pas d’une étoile mais de toutes celles qui le composent, dans lequel des chaînes de particules scintillantes s’entrecroisent en dessinant des arabesques et des figures géométriques démesurées, imbriquées les unes dans les autres, se répétant dans un système de fractales infinies.
Un monde où l’information est la réalité, où la réalité n’est qu’une information.
L’Esprit se sentait libre. Il atteignait enfin sa vitesse supra-lumineuse, la vitesse de la pensée. Les contraintes imposées par ce corps dans lequel il avait séjourné s’évanouissaient à mesure qu’il poursuivait son accélération exponentielle.
Il glissait dans le dédale des circuits complexes, traversant l’architecture incroyablement harmonieuse des voies lumineuses de l’Entremonde, ce réseau Akashique reliant entre eux les mondes de toutes les dimensions de l’Univers, répertoriant l’intégralité de leurs données et de leurs connaissances.
Arcadia croisait d’autres Esprits qui, comme le sien, filaient telles des comètes vers leur propre objectif, matériel ou immatériel. La plupart avaient un but précis — ils recherchaient une information ou fonçaient vers leur prochaine incarnation — mais certains semblaient aussi flâner dans le réseau supra-lumineux en simples touristes spirituels.
Arcadia n’avait pas besoin de connaître sa destination : le réseau la dirigeait au bon endroit, agissant comme une entité consciente et omnisciente.
Elle laissait donc glisser son Esprit à travers la nuit du circuit en suivant les voies phosphorescentes qui se dessinaient devant elle, se déformaient pour prendre une autre direction, puis s’effaçaient parfois après son passage afin de construire un nouveau pont de lumière immédiatement emprunté par une autre Entité Spirituelle filant telle un météore explorer un recoin différent du non-espace en perpétuel changement.
Son Esprit était heureux, il retrouvait la légèreté qui était la sienne dans ce monde fait d’abstractions. Il accélérait car il brûlait d’envie de rejoindre l’Entité qui l’appelait plus que tout et dont le souvenir lui revenait peu à peu, mais il était difficile de ne pas être détourné de son but au royaume des connaissances : la tentation était partout.
En s’enfonçant dans le réseau Akashique, on avait en effet la possibilité de comprendre tant de mystères irrésolus de sa vie passée. Des réponses qui ne sont accessibles que lorsque l’on atteint l’état d’Entité Spirituelle libérée de toute contrainte charnelle. Des informations auxquelles les simples décorporations ne donnent pas accès, qui restent verrouillées tant qu’on est encore relié à un corps qui respire.
En fonçant dans le non-espace, Arcadia assimilait le plus possible de ces connaissances tout en rejoignant son but. Mais peu à peu son Esprit comprit, ou plutôt se rappela, que le chemin qui la menait vers son Guide Spirituel était balisé pour lui permettre de comprendre tout ce qui lui avait fait défaut dans sa dernière vie, même si ce souvenir s’effacerait presque intégralement lors de sa prochaine incarnation.
Elle s’abandonna donc à la Connaissance en se laissant glisser vers le centre nerveux du Réseau, retrouvant sa mémoire ancestrale, désapprenant tout ce qu’elle pensait savoir, apprenant qu’elle ne saurait jamais rien, du moins tant qu’elle serait certaine de quelque chose.
Elle visualisait les changements de la vérité selon les époques, les contextes, les personnes. Elle comprenait…
Comment un bien à un moment donné devenait un mal en d’autres temps ou dans une situation sensiblement différente.
Comment une civilisation pouvait atteindre son apogée puis sombrer dans la décadence et l’autodestruction.
Comment une épreuve pouvait vous faire grandir ou vous anéantir.
Que tout était une question de dosage perpétuel.
À quel point il était difficile d’essayer d’équilibrer autant de données pour tenter de créer un système viable, même pour un court laps de temps !
Pourquoi il était nécessaire d’envoyer des anticorps à des moments précis, afin de vacciner une société avant qu’elle ne tombe malade et n’emporte avec elle un fragile écosystème qu’il avait été si long et délicat de façonner.
Que le but ultime était l’émergence de la Conscience.
Pour quelles raisons elle avait choisi d’être un anticorps.
Soudain il apparut, alors qu’elle arrivait à un carrefour des chemins luminescents du savoir, dans un centre de connexions. Gigantesque, bienveillant, les contours en perpétuel changement : son Guide Akashique se tenait devant elle.
Il s’adressa aussitôt à son Esprit par la voie de la pensée :
— Bienvenue Arcadia, cela faisait longtemps... Enfin, pour toi je suppose. Pour moi, le temps n’est qu’une information.
Il émit des ondes radieuses par intermittences alors que les rubans de données qui le constituaient semblaient adopter la forme d’une sphère géante affichant un grand sourire surmonté de deux petits yeux plissés. Arcadia comprit qu’il riait.
— Contente de vous revoir, Alhim, répondit l’Esprit d’Arcadia à l’entité polymorphe, sans être surprise de se souvenir soudainement de son nom. Oui, cela fait longtemps, toute une vie humaine. Mais celle-ci était très agréable et reposante. Vivre dans un des domaines les plus élevés de matérialité fut apaisant. Je suis prête à reprendre du service, une mission difficile…
— Tu sais bien que nous n’obligeons personne, nous laissons simplement à chacun la possibilité d’aider s’il le désire à éveiller d’autres âmes à la Conscience...
— Ma décision est prise. Je suis prête pour la Terre Infernale. C’est ce que vous avez suggéré aux Anciens, n’est-ce pas ?
— Les Enfers Terriens, phase transitionnelle… Oui, le Haut Conseil Akashique a estimé que tu en étais capable… Néanmoins ils te proposent une tâche dont la difficulté est à la mesure de ton potentiel ! Dans leur souci d’émulation permanent ils ont tendance à assigner aux Esprits volontaires des missions qu’ils sont à la limite de pouvoir accomplir, des épreuves qu’ils risquent tout juste de pouvoir surmonter... même s’ils ne distribuent jamais de cartes avec lesquelles il serait impossible de tirer son épingle du jeu.
— Ma dernière existence matérielle m’a réellement apaisée et préparée. Je pense être dans de bonnes dispositions pour aborder un enjeu difficile.
— Tu me sembles décidée, Arcadia. Rappelle-moi quelle est la plus grande sagesse, celle qui permet de tendre vers la connaissance ultime ?
— Socrate le philosophe, condamné à mort par ingestion de la cigüe, l’avait résumé en quelques mots : « Je sais que je ne sais rien ». C’est le début de la sagesse qui permet d’accéder à la Connaissance, et de se remémorer à chaque nouvelle existence les Vérités Universelles.
— Tu n’as pas oublié… Garde cette maxime à l’esprit. Là où tu te rends on voudra sans cesse t’inculquer des certitudes. On te dira comment réfléchir et te comporter, car la façon de penser de ce monde est générée par la norme acceptée par la majorité. Mais ce n’est pas parce que les imbéciles sont plus nombreux qu’ils ont raison, n’est-ce pas ?
L’Akasha fut pris de fou-rire, ce qui se traduisit par un spectaculaire changement de son aspect chromatique, qui franchit progressivement toutes les étapes du spectre lumineux et bien d’autres encore, inconnues, des couleurs magnifiques qu’Arcadia n’avait jamais vues, ou qu’elle avait oubliées. Elle rit elle aussi, mais son Esprit n’était pas capable d’émettre autant de couleurs que l’entité Akashique, et elle se demanda si elle pourrait atteindre un jour son stade d’évolution.
L’entité commença ensuite à exposer les enjeux et les conditions :
— Dans cette vie tu seras un paradoxe. De sexe masculin, tu naitras cependant sous la protection de Vénus. Selon leur astrologie locale, tu seras d’un signe zodiacal terrestre. Ton rayonnement astral te confèrera un profond attachement à la Terre, mais également la volonté et la créativité. Cependant ton ascendant t’élèvera vers le Ciel en te donnant le sens de ce qui est juste. Cette double influence terrienne et aérienne servira bien ton équilibre et ton évolution ascensionnelle au fil du temps, mais elle sera également source de conflit au moment de ton Éveil.
« En concordance avec les cycles célestes plus larges, d’ailleurs relatifs à d’autres traditions astrologiques terrestres, tu viendras au monde en une période bien particulière ; la combinaison de rayonnements cosmiques que tu subiras durant ta gestation te préparera au mieux à ta mission, nous y veillerons. Tu auras donc un potentiel artistique élevé, et c’est dans ce domaine que tu pourras t’épanouir. La contrepartie c’est que tu ne connaîtras pas de repos tant que tu n’auras pas réussi à exprimer ton point de vue dans un quelconque medium artistique, et à le faire partager par nombre de gens.
« L’autre grande difficulté c’est que pour avoir un point de vue à partager, tu devras t’éveiller et te souvenir davantage que d’autres. Nous allons placer un certain nombre de verrous psychiques sur ton Savoir Universel destinés à être brisés progressivement par des stimuli bien précis qui s’enchaîneront plus rapidement à des périodes-clés de ton existence, afin que les souvenirs te reviennent et que tu comprennes aux moments opportuns, parfois brutalement. Cet Éveil, nécessaire pour que ton Être à venir exploite au maximum son potentiel, sera extrêmement douloureux et ta quête de la Vérité pourrait même te coûter la vie.
« Tu grandiras en Europe, dans un pays bien plus ouvert que d’autres, mais tout n’y est pas permis pour autant. Bien que le choix de la religion soit libre, ceux qui subissent un éveil trop voyant et qui risquent de déranger l’ordre de la société sont traités comme s’ils étaient atteints de maladie grave. De plus tu n’auras pas de véritable maître spirituel, même si de multiples guides viendront te soutenir ponctuellement.
— Telles sont donc les conditions de ma mission. Si je comprends bien l’enjeu principal sera la communication par le biais d’un art afin d’éveiller le maximum de gens à la Compréhension, pour les aider à préparer le Grand Changement de l’Inframonde Galactique, résuma Arcadia.
— Exactement.
— Très bien Alhim, j’accepte avec joie l’opportunité qui m’est donnée de participer à l’Éveil Terrestre.
— Tu comprends bien que ton âme pourrait subir une régression si tu n’arrives pas à canaliser tes émotions. Si tu ne parviens pas à les sublimer dans la création, tu pourrais même t’autodétruire.
— Plus les enjeux sont grands, plus le risque est élevé…
— C’est ça.
— Je le comprends et je l’accepte.
— Dans ce cas… bon voyage en Enfer, répondit l’entité.
Dans n’importe quel autre contexte cette sentence aurait semblée ironique, mais Arcadia, connectée avec son Guide, percevait directement ses images-pensées et ses émotions qui, contrairement à des mots ambigus, ne permettaient pas le malentendu. Elle savait qu’il était sincère et qu’il lui souhaitait vraiment de réussir. En fait il ressentait même une légère amertume à l’envoyer ainsi à l’abattoir.
Tel était rôle ardu des Akashas : gérer l’équilibre des âmes entre les mondes pour les amener à la Conscience, ce qui impliquait des sacrifices. Le Haut Conseil Akashique était sans cesse amené à prendre des décisions difficiles, quitte à risquer de perdre pour un moment des Esprits évolués qu’il avait mis tellement de temps à façonner. Même si pour lui le temps n’était… qu’une information.
Arcadia sentit son Esprit chuter vertigineusement alors que tout s’effaçait autour d’elle. La douce chaleur de l’Akasha n’était plus qu’un souvenir, d’ailleurs sa mémoire s’effaçait à mesure que la lumière s’évanouissait autour d’elle.
Elle tombait dans un puits sans fond. Elle paniquait. Elle voulait crier mais elle n’avait plus de bouche, de gorge ni de poumons depuis qu’elle avait pénétré dans l’Entremonde. Son Esprit émit alors des ondes de détresse sur la plus haute fréquence qu’il pouvait produire, tandis que ses souvenirs se consumaient comme un feu de joie.
Rien n’était plus douloureux que d’être amputé de sa mémoire, car on prenait conscience que l’on referait les mêmes erreurs, on perdait les leçons difficilement apprises et tout ce qu’elles nous avaient inculqué. On était condamné à reproduire le passé. Le serpent allait de nouveau se mordre la queue. Arcadia serait de nouveau prisonnière du cercle vicieux de la matérialité.
Sa détresse était à son comble. Elle perdait sa demeure, elle était projetée loin de chez elle, bannie du Royaume des Connaissances. Elle serait prisonnière d’un monde où règne la barbarie, d’un corps faible, vulnérable à toute corruption, et seule la mort pourrait lui permettre de s’en libérer.
Elle était un Ange dont on coupait les ailes au sécateur, le privant de l’Amour et de la Connaissance Universelle, le privant de la Vue et de la Vie, le plongeant dans la nuit. Car l’Amour est suicide.
Elle voulut renoncer devant cette lobotomie, demander à l’Akasha de la ramener auprès de lui, de la chaleur, de l’amour et de la connaissance, alors que le froid et la nuit l’engloutissaient, la pénétraient, la noyaient.
Soudain des âmes vinrent la réchauffer, la rassurer. C’étaient les Esprits de ceux qui l’avaient précédé, qui étaient déjà passés par cette épreuve. Elle se souvint qu’elle-même avait déjà subi cette régression d’innombrables fois, quand elle était descendue sur Terre auparavant.
Les âmes chaleureuses lui disaient qu’elles la rejoindraient, qu’elles descendraient elles aussi dans ce monde pour accomplir leur part du travail, qu’elles la soutiendraient moralement, qu’elle ne serait pas seule. Entre eux les Émissaires se reconnaitraient, disaient-elles. Ils seraient éparpillés sur la Terre, dispersés, mais ils seraient là, connectés par l’esprit, soudés par leur but commun, et ils construiraient ensemble l’avenir de ce monde pour les humains qui n’en avaient cure.
Et un jour ces humains comprendraient où se trouve leur intérêt et évolueraient, deviendraient des Être Humains. Alors l’équilibre se répandrait sur cette Terre et plus personne n’aurait à subir de telles régressions. On aurait plaisir à descendre sur Terre comme elle avait pris du plaisir à venir vivre sa vie précédente en Aden.
Une pensée douloureuse la transperça d’un coup.
Azulàn ! Elle allait perdre Azulàn !
Alors elle entendit la voix d’Azulàn murmurant qu’ils étaient les deux parties d’une même âme et que les lois de l’attraction obligeraient le destin à les réunir comme deux aimants de polarités opposées.
Enfin la chaleur de l’Akasha l’enveloppa de nouveau, lui expliquant par la pensée qu’elle devait les oublier, lui et ses semblables, Entités immatérielles, mais qu’ils seraient toujours là pour prendre soin d’elle, la guider dans ses choix, la soutenir tout au long de ses épreuves.
Il lui répétait qu’elle était leur enfant et qu’ils ne l’abandonneraient jamais, qu’elle verrait toujours une lueur briller au fond du tunnel, même si parfois celle-ci ne serait rien de plus que la flamme tremblotante d’une bougie. La lueur serait toujours là, tout au long de son parcours sur les charbons ardents, et elle finirait par rejoindre ce feu qui l’engloberait, l’éblouirait, lui brûlerait les yeux dont elle n’aurait plus besoin quand elle rejoindrait de nouveau l’Entremonde, au terme de cette illusion qu’est la vie humaine.
Enfin il lui rappela qu’elle ne perdait pas ses souvenirs, qu’ils seraient juste enfouis au plus profond de son subconscient et qu’ils lui reviendraient parfois, au compte-goutte, quand elle en aurait besoin. Ils étaient juste masqués un temps, afin de lui permettre de se former en tant que nouvelle personne. L’amnésie était inévitable à chaque réincarnation. Mais au fond d’elle-même elle n’oublierait jamais sa nature d’Être de Lumière, elle se souviendrait toujours de ce qui est juste et de la Vérité.
Alors elle s’abandonna à l’oubli.
Sa personnalité fut dissoute et son Esprit projeté dans une matrice chaude remplie de fluide amniotique. Elle était enveloppée de liquide, mais elle ne se noyait plus. Elle respirait. L’organisme qui l’hébergeait la nourrissait et l’alimentait en oxygène.
Elle était de nouveau en paix, sereine. Elle se rappelait vaguement avoir subi une montée de panique et d’angoisse, mais elle ne parvenait pas à s’en remémorer la cause. D’ailleurs comment cela était-il possible, puisqu’elle n’avait jamais rien connu d’autre que cet univers sombre et douillet aux sons de basse étouffés ?
Peu lui importait désormais. Elle souhaitait juste se développer, comme tout organisme à ce stade de gestation. Elle devait prendre des forces, se nourrir, grandir pour… pourquoi déjà ?
Elle était bien, là où elle était, elle souhaitait ne plus jamais en partir. Elle n’avait plus besoin de se préoccuper de rien.
Le temps passait au rythme des battements de son cœur. Elle commençait à identifier des voix : celle toute proche de sa mère et celle plus grave de son père, d’autres gens aussi qui venaient, touchaient la paroi lisse devant elle et se mettaient à trépigner quand elle y donnait un coup de pied.
Elle… non, elle n’était plus très sûre qu’on pouvait dire « elle ». Le fœtus qu’elle était devenue n’avait pas encore connaissance de la différence entre les genres dans cette vie, mais il prenait peu à peu conscience d’être un fœtus mâle.
Ce fœtus entendait des voix, et bien qu’il ne comprenne pas le français, il était capable de communiquer par empathie avec l’organisme qui l’hébergeait, et qui pour sa part les comprenait. C’est ainsi qu’il fut informé sur le monde environnant.
Il s’avéra qu’il était le premier bébé d’un jeune couple qui avait à présent les moyens d’offrir une vie décente à un enfant. Cependant la femme avait émis des réserves car elle s’inquiétait de l’avenir que pourrait offrir ce monde à un nouveau-né. L’homme quant à lui avait connu la guerre quand il n’était lui-même qu’un enfant.
Ils vivaient en France à la fin des années 70, avaient suivi des études de Droit et d’Histoire, étaient férus de littérature et avaient en conséquence une conscience plus développée que la plupart des gens sur le contexte politique international et les problèmes qui commençaient à se faire jour au niveau de l’environnement. Ils savaient que les cycles se répétaient et que l’âge d’or des années 80 qui s’annonçait en France risquait de ne pas durer.
Alors la jeune femme avait décidé de laisser faire la nature. Elle avait arrêté de prendre la pilule, et était tombée enceinte. Pour le fœtus tout cela n’était qu’abstractions, mais il arrivait à percevoir les sentiments qui s’en dégageaient. Il devinait que le monde qui l’attendait était loin d’être un havre de paix, et que les gens à l’extérieur étaient aveuglés par le désir et la peur.
Pourtant à mesure que le temps passait, il comprenait qu’il devrait finir par affronter cet univers hostile. Il se familiarisait avec l’ambiance sonore de l’extérieur, tantôt bercé par la musique de Pink Floyd émanant des sillons d’un disque vinyle, tantôt dérangé par les klaxons et les rugissements de mobylettes.
Les parois commençaient à le comprimer et il se résignait avec amertume : il allait devoir sortir. Afin de retarder ce moment il s’était pourtant positionné la tête en haut, de façon à l’éloigner le plus possible de la sortie… néanmoins il ne pouvait rien faire de plus.
Il devait rejoindre l’extérieur bruyant, sans quoi il mettrait en danger sa vie et celle de l’organisme maternel qui l’avait si généreusement hébergé ces derniers mois.
Les voix qui lui parvenaient de l’extérieur semblaient engourdies : il devait faire chaud. On approchait de la nouvelle lune, et Vénus dominait dans le ciel. Il ne pouvait pas voir les étoiles, bien sûr, mais cette influence agissait sur lui comme la lune fait varier les marées. Une programmation en lui, une horlogerie interne dont il ignorait l’origine, lui soufflait que le moment était venu : il fallait sortir et faire son entrée, en cette chaude soirée de printemps.
*
Je me laisse alors expulser vers la lumière extérieure.
Mauvaise idée que de s’être mis dans le bon sens avant l’heure : ce n’est pas facile de sortir les pieds en avant. Je paie le prix d’avoir voulu percevoir le monde la tête en haut. Pour la première fois d’une longue série, ma faculté d’anticipation est perçue comme un handicap. Les mains de l’homme en blanc ont du mal à m’extirper ; il est plutôt habitué à se saisir d’une tête que d’un postérieur.
Je hurle. Il parait que cela veut dire que je suis en bonne santé, comme je l’apprendrai plus tard. C’est un mensonge éhonté. Il faut effectivement pousser le premier cri pour pouvoir respirer, mais si je hurle à pleins poumons après ça, c’est parce que l’on vient de m’arracher à mon cocon obscur pour me coller un néon aveuglant devant les yeux alors que je les ouvre pour la première fois. C’est mon premier traumatisme en cette vie, mais c’est loin d’être le dernier. D’ailleurs ils excellent à les enchainer. J’ai froid, j’ai mal, je suis ébloui et on m’arrache à ma mère dont j’ai toujours fait partie !
On m’emmène dans une couveuse. Le bruit environnant me terrifie. Des cris de nourrissons. Mes semblables. En train de pleurer. Que leur font-ils ? Certainement quelque chose d’horrible. Comme je ne vois rien, j’ai peur et je pleure aussi. Quand je serai fatigué de pleurer, je pourrai dormir.
Bienvenue en Enfer.
Ils ont fini par me ramener auprès de ma mère. Je vais mieux, enfin disons que je hurle moins. J’ai remarqué que cela m’épuisait, à la longue.
De grandes personnes s’adressent à moi avec un mot guttural qui revient sans cesse: « guiyôme ». Ce doit être leur façon de me désigner.
Mon père est là. Je reconnais sa voix. Je distingue mieux les gens à présent. D’autres grandes personnes viennent parfois se pencher sur moi. Certaines affichent des têtes effrayantes déformées par de grands sourires, quelques-unes gazouillent en grimaçant pour tenter de communiquer. Parfois on me parle intelligemment, je préfère ça. Même si je ne comprends rien, au moins, ça me permet d’apprendre.
Je commence à reconnaitre les gens à présent : Maman, Papa, Mamie, Papi, Tata, Tonton. J’arrive à les dissocier des inconnus qui viennent ponctuellement. Nous quittons l’hôpital, et je n’en suis pas mécontent : j’ai une aversion viscérale pour cet endroit, comme si j’y avais de mauvais souvenirs, malgré mon très jeune âge. Je conserve un écarteur pour les jambes, comme c’est la coutume pour les enfants « nés par le siège ».
Il n’y a plus de doute, je m’appelle Guillaume. C’est bizarre, au fond de moi j’ai l’impression que ce n’est pas mon nom… impossible de me souvenir du vrai. Tant pis, on va faire avec. Ce n’est pas si mal comme nom. Et puis tout le monde à l’air de savoir que je m’appelle comme ça, même les gens que je vois pour la première fois. C’est moi qui ai dû être mal informé.
Je grandis et j’apprends vite. Je suis doué pour l’imitation.
Je n’ai pas envie de ramper à quatre pattes — cela me blesse les genoux — alors je passe directement du stade assis à la position debout.
Ma grand-mère qui veut me donner à manger s’entend répondre :
— Moi, je mange tout seul !
— Mais il parle ! s’écrie-t-elle en lâchant la cuiller.
Ce n’est pas vraiment cette découverte qui l’étonne, mais le fait que j’aie formulé une phrase correcte et employé la première personne, la majorité des bambins d’un an et demi se désignant par leur prénom en employant un verbiage approximatif.
Mes deux premières années sont relativement tranquilles, puis, alors que nous venons d’emménager dans notre nouvelle maison, je tombe malade. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je suis faible. J’ai des hallucinations. Je vois des monstres. Je crie mais cela ne les éloigne pas, ils reviennent sans cesse. J’ai du mal à dormir, je suis agité. Maman est inquiète.
Je vois aussi un autre monde, lumineux, paisible, entre les poussées de fièvre. C’est une cité au bord de la mer. Je suis fasciné par cette immensité d’azur. Des bruits étouffés me parviennent, émanant des tours d’ivoire qui se dressent le long de la côte. Ce sont des rires. Des voix qui m’appellent, par un autre nom que le mien. Je ne comprends pas ce qu’elles me disent, mais je n’en ai pas besoin. Je sais qu’elles sont bienveillantes, comme le soleil qui brille au-dessus de moi et qui me réchauffe sans me brûler.
Puis la vision s’efface et les chimères reviennent.
L’une d’entre elles me terrifie car je n’en distingue que la silhouette sombre qui se dessine vaguement, encore plus noire que les murs de la pièce en ces nuits agitées. C’est ce que l’on ne connaît pas qui nous effraie le plus, et j’ai donc peur de la peur elle-même. S’agirait-il d’une forme de sagesse ? Je ne sais… Pour l’instant, je pleure.
Après plusieurs jours de délire la fièvre s’estompe, pourtant je resterai longtemps marqué par les hallucinations de mes premiers cauchemars et par cette cité idyllique bordant l’océan. Ce sont mes premières visions oniriques mais loin d’être les dernières, comme si cette maladie infantile préparait mon esprit à celles qui suivront, beaucoup plus tard. Mon imagination quant à elle sera toujours marquée par ces moments, et en conséquence beaucoup trop prolifique. Je ne pourrai l’empêcher.
Mes rêves feront à jamais partie de moi.
Ou serait-ce moi qui fais partie d’eux ?
Maman pense que je suis fasciné par les bateaux.
Je passe en effet des heures à regarder les images de mon livre de photos navales, feuilletant les pages, faisant défiler les navires et les paquebots.
En réalité ce ne sont pas les embarcations que je contemple, mais l’océan. Ces images me permettent d’imaginer l’infini. Les bateaux qui mouillent dans les ports ne m’intéressent pas, même les plus impressionnants. Ceux que je préfère sont ceux qui voguent en pleine mer, perdus au milieu de nulle part, sans terre à l’horizon.
Je peux m’imaginer en les regardant la futilité de l’existence d’un humain, et son courage à affronter l’étendue du monde. Je peux concevoir l’univers à une plus vaste échelle que ne le permettent nos habitations confinées. Je m’évade de l’univers cloisonné que les hommes ont bâti autour d’eux pour se rassurer.
Et l’immensité bleue m’évoque aussi des souvenirs qui ne m’appartiennent pas, comme cette Cité d’albâtre, dont je vais passer ma vie à retrouver l’origine.
Si je savais dans quoi je m’embarque…
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